Zones d’ombre de la défense à la lumière de la datafoot

Le 25 septembre 2018 - Par qui vous parle de , Tags : , , , , ,

Dans un précédent billet, nous avons abordé la question des statistiques défensives, actuellement trop mésestimées dans le vaste paysage de la « datafoot ». Face à l’ampleur du sujet, nous avons souhaité ici compléter le propos par un bonus sur certains gestes (défensifs, mais cela s’applique aussi à certains comportements en attaque) qui ne peuvent pas actuellement être pris en compte par les statistiques, et des pistes de réflexions pour compléter les lacunes existantes.

La possession pour ne pas défendre ou pour mieux défendre ?

Commençons cette exploration par une intéressante tentative de dataviz, proposée par Ted Knutson sur Statsbomb. Il s’agit ici de représenter les statistiques sous forme de “radar” (rappelant évidemment les jeux vidéos de football) afin de faire émerger des “portraits-robot” de joueurs visuellement éloquentes. – permettant de repérer des styles de joueurs notamment – dont la pertinence tient au choix des données employées. Ce qui nous a particulièrement intéressé ici est l’idée, pour les joueurs défensifs, de relativiser la possession (PAdj Interception, PAdjt Tackles, etc) :

PAdj stands for “possession adjusted” stats. The reason why we do this is because it normalizes defensive stats for opportunity. Think about it this way: If your teammates always have the ball, then you can’t make any defensive actions, and you would look worse in this statistic compared to a Tony Pulis-style team that sits deep and constantly defends. When adjusted for possession, tackles and interception output becomes moderately correlated with shots conceded and goals against, as opposed to having no correlation without the adjustment. In short, it’s an imperfect adjustment, but much better than not having the adjustment at all.

Étant particulièrement friands de visualisation des données en tous genres (nous abordions notamment les passmaps dans notre article sur l’asymétrie), nous tenions à vous présenter cet outil. Surtout, cette approche par la possession nous paraît novatrice et pertinente. Il est admis que la possession affecte le jeu offensif d’une équipe, mais là encore la défense est dans l’ombre : une défense très exposée devrait logiquement réussir des gestes défensifs en quantité. Et on occulte là aussi le jeu sans ballon et les rôles de relance et de construction évoqués dans le billet précédent. La proposition de Statsbomb nous plaît par sa volonté de mesurer la valeur d’une production défensive selon la production offensive adverse : c’est donner corps aux données brutes, les raccrocher au terrain dont elles sont issues.

Une faute peut-elle être un geste défensif réussi ?

L’analyse des fautes, élément fréquent dans un match de football, mérite plus de considération et de nuance statistique. De la même manière que les Expected Goals prennent en compte des paramètres pour définir la qualité, la dangerosité, d’une action et d’un tir, on peut supposer voir apparaître un outil similaire à propos des interventions défensives. Un tacle assumé et volontaire n’est pas pareil qu’un tacle en catastrophe pour réparer une erreur (et est-ce que cela conditionne le taux de réussite ?). Un duel trop violent menant à une faute n’est pas pareil qu’une faute tactique. Une piste de réflexion serait de peut-être que s’appuyer sur un outil tel que les diagrammes de Voronoï pour mesurer la dangerosité d’une action peut par extension être employé pour mesurer la nécessité d’une intervention défensive et donc pondérer la prise de risque associée ?

La célèbre faute tactique peut-elle être qualifiée de faute “intelligente” ? Plus globalement, peut-on mesurer l’intelligence d’une intervention défensive à l’instar d’une décision offensive (jouer en solitaire ou collectif, tirer au premier poteau ou croiser son tir, etc), fut-elle une faute ? Les fautes tactiques ne font-elles pas aussi le charme et le personnage de Verratti, comme elles ont fait la légende de Van Bommel notamment ? Il convient sur ce point de citer la plus belle prose footballistique francophone, le bien nommé Faute Tactique :

“une faute tactique est, avec du recul, une belle action. C’est un sacrifice, parfois une longue course, celle du joueur qui réalise en un instant qu’il est le seul à pouvoir sauver son équipe. (…) au moment d’une telle faute, le défenseur se rend compte que toucher le ballon lors de son intervention ou pas n’a plus vraiment d’importance. Quelque part, c’est l’amour du maillot qui prime devant la peur du carton ou de la mauvaise réputation. Et ça aussi c’est beau.”

Ces fautes ne sont pas (que) des gimmicks d’un football farceur : il s’agit aussi d’arguments tactiques, comme les dernières compétitions internationales l’ont montré, le Brésil en 2014 et l’Italie en 2016 par exemple. Plus récemment, le City de Guardiola 2017/2018 a eu une utilisation tactique des fautes dans les transitions défensives, comme le montre Thom Lawrence (@deepxg) :

https://twitter.com/deepxg/status/1033354792620449796

Ils n’ont pas marché sur le championnat malgré ces fautes, mais grâce à ces fautes (meilleure attaque mais aussi meilleure défense de la ligue alors que les individualités défensives ont souvent été critiquées dans cet effectif).

« Expected Grinta »

Nous avons aussi souhaité revenir brièvement sur les subtilités de gestes défensifs qui peinent à exister dans le champ de la data mais aussi dans l’imaginaire du football. En effet, souvent sont éludés des discussions sérieuses l’intimidation, le trash talk, la violence même illicite. Or, la lecture du génial hors-série “Bad Boys” de Sofoot, montre bien la part du psychologique. Dans l’article consacré à Pepe on apprend même que dans les catégories de jeunes il arrivait qu’un attaquant refuse de jouer de son côté, par crainte. “Un jour, lors d’un match, j’ai remarqué que l’attaquant adverse venait seulement de mon côté. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a dit qu’il préférait ne pas s’approcher trop près de Pepe” (Paulo Jorge, ancien coéquipier en défense centrale à l’académie du Clube de Regatas Brasil). Ce n’est pas réductible aux défenseurs, au contraire (on pense par exemple aux géniaux Diego Costa et Luis Suarez – dont la réputation a pu parfois faire de l’ombre à leur niveau réel), mais c’est contrebalancé par les statistiques offensives pour les attaquants.

On peut s’interroger également sur la mesurabilité de la dimension psychologique d’un défenseur ? Comment quantifier et qualifier la prise de risque défensive, comme la décision d’un tacle dans la surface ? Que faire même avec la grinta d’un défenseur pour aller littéralement se déchirer le cul, comme Mascherano contre les Pays-Bas, alors que la situation paraît pourtant impossible à sauver ? On se focalise dans ce billet sur la sphère défensive, mais il n’y a pas besoin d’être un adepte de Mourinho et de son mentor Manuel Sergio pour reconnaître le rôle de l’humain dans le football et le poids des caractéristiques et des compétences mentales sur la réalisation physique. On abordera dans un prochain billet le mésusage de l’expression “qualité de footballeur” parfois honteusement augmentée en “qualités pures de footballeur”.

Sergio Ramos, The New Enforcer ?

Il n’est pas rare que football emprunte à d’autres sports certains termes de leur vocabulaire, comme par exemple le rôle de « quarterback » pour décrire certains joueurs dictant le jeu par leurs passes longues précises depuis leur camp. Pour clore ce billet, nous proposons de regarder du côté d’un autre sport (nord-)américain, en analysant le concept d’enforcer au hockey. Parfois utilisé pour le football dans le lexique anglo-saxon pour désigner un gros tacleur et intercepteur (en terme de volume, de spécialisation du rôle dans cet aspect défensif), on voudrait revenir au sens original, du moins celui qu’il prend sur une patinoire. Différent du goon presque exclusivement bagarreur, et n’existant plus dans le hockey moderne, on voit dans la figure de l’enforcer un joueur physique certes, mais avec une dimension psychologique et tactique. Parfois qualifié de « policier » en français, il est celui qui fait sortir les adversaires de leur match, ou protège ses partenaires-vedettes des agressions adverses, notamment en usant et abusant des coups les plus vicieux.

On aurait pu mentionner Diego Costa ou Luis Suarez qui pèsent sur les défenses adverses, mais le particularisme de Sergio Ramos est que son rôle « d’enforcer » porte atteinte plus globalement à toute l’équipe adverse (et peut même être étendu à l’arbitrage). Bien que bon défenseur (et efficace sur coups de pied arrêtés offensifs), sa plus-value est d’ordre psychologique : leader, winner et enforcer, il a le don de faire sortir de son match l’équipe adverse. Et de se faire haïr.

En finale de LDC contre Liverpool, il blesse Salah (faute volontaire mais blessure involontaire), frappe sournoisement Karius au visage et simule une faute de Mané, montrant toute l’étendue de ses talents. C’est là où il est singulier dans ce rôle : il n’est pas juste agressif, il est fourbe. Pour Jérôme Latta, des Cahiers du foot, Sergio Ramos est une « brute subtile« , que le jugement moral doit épargner pour ne pas bafouer l’honneur du football. On va être plus nuancé. Un Van Bommel, un Nigel de Jong ou un Cahuzac incarnent une sorte de sacrifice au service de l’équipe (indépendamment de la contribution à la partition collective technique). En effet, le rôle est assumé, presque un statut comme ça l’était au hockey, et ils en payent le prix : sanctionnés sur leurs actes, ils portent aussi le fardeau de leur condition, et savent qu’ils auront un “délit de sale gueule” à perpétuité.

Là où Ramos est un nouvel objet footballistique, c’est qu’il échappe à cette dimension. S’il est détesté par des millions de supporters de football, il reste le capitaine de la Maison Blanche (Pepe a contribué à masquer la nature de Ramos aux yeux du grand public), le capitaine de la belle Roja ; même physiquement il “présente” bien comparés aux précédents nommés. Au final, si tout le monde aimerait un joueur agressif et qui déstabilise l’opposant dans son équipe (et haï un tel individu dans une équipe adverse), Ramos insupporte aussi par son impunité. Certes, c’est le recordman d’expulsions en Liga (19 en 391 matchs avec le Real), mais c’est plus rarement le cas en Ligue des Champions (3 en 114 rencontres). Or, la plupart des polémiques le concernant proviennent justement de matchs à enjeux, ce qui alimente le sentiment d’avantage institutionnel du Real Madrid.

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