Et un, et deux, et trois côtés ! Demain, le football situationniste ?

Le 14 février 2012 - Par qui vous parle de , Tags :

Ah, qui pourrait se passer d’un bon marronnier journalistique…? Comme toujours à l’approche d’une élection nationale, ressort des tiroirs cet éternel débat de fond : le football est-il de gauche ou de droite ? Et plus exactement : quelle programme politique, pour quel football ? (hier dans SoFoot : La gauche à l’assaut du sport). 

Avantage de ce type d’articles, les arguments prêts-à-l’emploi ne demandent qu’à être actualisés en fonction de la recomposition du paysage politique. On en a un très bon exemple avec les questions posées par l’intégration du Parti Communiste, de tradition plutôt foot-ophile, au sein d’un Front de Gauche plus foot-ophobe (toujours dans SoFoot, ou sur Rue89 : Entre sport et communisme, la guerre n’aura pas lieu).

Loin de moi l’idée de critiquer ces articles, souvent pertinents, mais force est de constater que leur récurrence temporelle (pour ne pas dire, leur redondance) peine à cacher la vacuité de la question initiale. D’abord, parce qu’il ne s’agit finalement que d’appliquer au champ politique l’éternelle opposition du romantisme au pragmatisme, et inversement. Ce que SoFoot traduit très bien en titrant sa couverture sur le fantasque Socrates : « Larme à gauche » et résumée par Valdano dans une affirmation aussi abrupte que le football qu’elle dénonce :

« Le football créatif est de gauche tandis que le football de force pure, tricheur et brutal, est de droite » (cité par Ozibao)

En finir avec les logiques binaires

Rien que de très banal, donc, et une qui ne mériterait probablement pas tant de gratte-papier. Fort heureusement, d’autres préfèrent traiter le sujet avec humour, quitte à forcer le trait sur la caricature (Qu’est-ce que le football de gauche sur La pause-cigare).

Mais le véritable problème vient, comme souvent avec le complexe politico-médiatique, de la manière dont est posée la question, et du manichéisme qu’elle introduit de facto dans le débat. Celui-ci mériterait pourtant davantage de subtilité pour dépasser ce résumé binaire. N’est-il pas dommage de réduire le football à une division si simpliste ? Ne pourrait-il pas sortir autre chose de ces considérations finalement assez vaines ?

La réponse tient en quelques mots :
« football à trois côtés », ou « football triolectique »

L’idée n’est pas neuve, loin de là. On la doit aux situationnistes, des gens biens dont le discours politique dépassait largement l’alcoolisme nocturne à Saint-Germain-des-Prés dans les années 50-60. Plus ou moins proches des anarchistes et libertaires, les situationnistes se placent donc à l’extrême-gauche de l’échiquier politique, même s’ils sont davantage un pied dehors qu’un pied dedans.

De surcroît, le football à trois côtés est régulièrement utilisé à l’entraînement, ou dans d’autres sports comme le paintball. Mais sa théorisation sous forme de concept volontariste (ce qui nous intéresse ici, puisqu’il s’agit de réinventer la notion même du football) revient au danois Asger Jorn. Il est en effet l’initiateur du concept de « triolectique » qui, comme son nom l’indique, s’oppose aux logiques de la dialectique nécessairement binaire.

Dans De la méthode triolectique dans ses applications en situlogie générale (1964), il propose d’appliquer son concept aux grandes composantes de la société du spectacle, et notamment au football qui en est l’un des avatars populaires les plus significatifs. Objectif ? « déconstruire la spectaculaire structure bipolaire du football conventionnel » perçue comme « une analogie de la lutte des classes » (Three-sided football)

Trois équipes, six côtés… Combien de possibilités ?

Concrètement, rien d’aussi complexe que ce que le schéma laisse suggérer. Le match se joue donc sur un terrain hexagonal où chaque équipe occupe un but et le sixième de terrain opposé. L’objectif n’est pas de marquer plus de but que les adversaires, mais d’être l’équipe qui en prendra le moins. Surtout, il est parfaitement autorisé de s’allier à l’une des équipes adverses pour marquer ; cela favorise donc une nouvelle lecture du jeu, fondée non pas sur l’opposition mais sur la recherche de partenariats spontanés et opportunistes.

[vimeo http://www.vimeo.com/12509689 w=600&h=338]

Autrement dit : sortir de la binarité inhérente au football pour produire une troisième voie émancipatrice. Politiquement, cela se traduit par le décloisonnement du débat gauche-droite, puisque l’impératif de victoire, qui conditionne le débat, s’efface jusqu’à disparaître totalement au profit d’une autre logique : la maximisation des interactions, qui positionne donc le jeu sur une toute autre dimension où ce clivage n’existe plus.

Evidemment, certains rétorqueront que le situationnisme est malgré tout, par essence, d’extrême-gauche. Pour autant, il ne faudrait pas conclure qu’il en va de même du football à trois-côtés, du moins pas pleinement, malgré sa naïveté rafraîchissante : plus-gauchiste-tu-meurs. Car on pourrait tout aussi bien y voir, en se faisant l’avocat du diable, une logique totalitaire que d’aucuns seraient tentés de qualifier de fasciste (le collectif Pied la Biche parle ainsi de  jeu « pur », rappelant les heures les plus sombres de notre Histoire footballistique)

Ainsi, la recherche de complémentarités entre deux équipe peut conduire les joueurs à privilégier, inconsciemment ou non, une logique d’alliance à l’encontre du plus faible. Un retour de la loi de la jungle qui irait à l’opposé de l’injustice inhérente au football, qui seule permet le rééquilibrages des forces en présence. Le football trialectique, un sport d’anarchistes de droite ? Dans les échecs à trois côtés, une règle permet d’éviter ces désagréments – seul celui qui a fait mat gagne la partie -, mais elle favorise du même coup la course à la victoire.

Reste une belle ambition, qui permet de sortir le temps d’un match étrange de ses conditionnements habituels afin d’émanciper sa créativité technico-tactique, même si cela impliquera pour certains de jouer les Machiavel en conspirant alliances et contre-alliances… Chacun y trouvera son bonheur.

La triolectique peut-elle casser des briques ?

D’autant que le football à trois côtés semble connaître, à l’instar d’autres concepts situationnistes tels que la dérive psychogéographique, un certain regain de hype depuis quelques années. Si le revival a débuté dans les années 90 outre-Manche, avec la création de la Luther Blissett 3-Sided Football League qui en a régi les règles, c’est plus récemment qu’il a connu une véritable médiatisation. Et soyons chauvin, les français du collectif Pied la Biche y sont pour beaucoup en organisant, dès 2009, le premier tournoi à l’occasion de la Biennale d’Art Contemporain de Lyon, à Vénissieux (cf. image et vidéo ci-dessus).

Depuis, d’autres matchs ont été joués en Europe, notamment par trois équipes de politiciens londoniens, ou des philosophes espagnols contredisant l’adage qui veut « qu’en Espagne on ne les comprends pas, les anarchistes… »

[youtube http://www.youtube.com/watch?v=PXPbKBo-KuM]

L’initiative la plus attendue nous vient d’ailleurs de la péninsule ibérique. Ainsi, la Fundación Athletic Bilbao et l’ambassade du Danemark à Madrid se sont associés pour réaliser un documentaire sur Asger Jorn. Le football triolectique y occupera logiquement une place de choix, à l’occasion de la série de conférences « Thinking Football » qui a lundi hier soir à Bilbao.

Ce documentaire nous fait vivre l’expérience du football triolectique, non seulement sur le terrain de football, mais également au travers des réflexions des joueurs sur les « règles » et des comparaisons avec la « vie réelle ». Il alterne les scènes tournées pendant les matchs et des entretiens avec les différents protagonistes après les matchs. Les pensées et les théories d’Asger Jorn constituent le fil conducteur du film, auquel la personnalité de l’artiste donne sa couleur.

Sortie prévue au printemps prochain. Gageons qu’un tel support médiatique contribuera à diffuser plus largement les préceptes de cet autre football… Cela ne suffira probablement pas à faire taire les commentaires de comptoir sur les valeurs du football, mais qu’importe : on en sortira moins con.

NB : A bien y regarder, le football à trois côtés existe déjà sous forme embryonnaire au sein même de notre championnat. Sinon, comment expliquer les plus fameuses triangulaires footballistiques, depuis le « relâchement » du PSG pour empêcher Marseille de décrocher le titre en 1999, jusqu’à l’alliance proposée par Aulas au même Marseille afin de contrer le PSG qatari ?

Allégorie : réunion de crise au sommet de la Ligue 1.

On peut toutefois douter de la volonté des Tapie, Aulas et Denisot de vouloir déconstruire quoi que ce soit de la société spectaculaire marchande, vous en conviendrez !

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