Optimiser la défensibilité des espaces footballistiques : l’urbanisme sécuritaire comme modèle

Le 28 octobre 2013 - Par qui vous parle de Tags : , , , , , , , ,

Si le terrain de foot peut être considéré est un espace géographique à part entière (les registas n’en sont-ils les proclamés « architectes » ?), alors il doit être possible d’exploiter les enseignements de l’un (la science de l’espace) pour nourrir l’autre (la science tactique). Autrement dit : que peut la géographie au football apporter ?

La question dispose de réponses aussi diverses que variées ; nous nous focaliserons ici sur une infime portion de ce vaste sujet, en nous intéressant au concept « d’espace sécuritaire » et à la manière dont il pourrait peu ou prou s’appliquer au football. Ou comment les théories urbanistiques des dernières décennies pourraient aider joueurs et entraîneurs à optimiser leur maîtrise défensive du terrain.

Espaces défendables : une théorie de la sécurisation

Le concept de « defensible space », ou « espace défendable » en français, désigne l’une des principales approches de ce qu’on pourrait nommer « urbanisme sécuritaire ». Proche de la « prévention situationnelle » (cf. De la prévention situationnelle à l’espace défensable, Lucinda Dos Santos, 1999) et formulée par l’architecte-urbaniste Oscar Newman dans les années 70, cette théorie urbanistique vise à optimiser la sécurisation d’un quartier grâce à divers mécanismes de design urbain amenant à une prise de conscience de la population locale. Plus précisément, un « defensible space » se définit comme

« un environnement résidentiel dont les caractéristiques physiques – aménagement ou morphologie du bâti – a pour vocation de permettre aux habitants de devenir des agents essentiels de leur propre sécurité. »

Dit autrement, il serait possible de maximiser « l’essence sécuritaire » d’un quartier et de ses habitants. Pour ce faire, Oscar Newman envisage cinq recommandations principales :

  1. Territorialité : la propriété de chacun doit être considérée comme sacrée
  2. Surveillance naturelle : les habitants doivent avoir une vision dégagée de l’espace extérieur
  3. Image : le bâti lui-même doit conférer un sentiment de sécurité
  4. Milieu : la sécurité doit aussi se traduire dans l’environnement du quartier (proximité d’un poste de police ou d’une zone commerciale très fréquentée, par exemple)
  5. Zones adjacentes : les habitants doivent pouvoir exercer une surveillance des quartiers adjacents

A cela s’ajoute d’autres stratégies et mécanismes plus ponctuels, qui permettent d’étoffer la palette dont disposent les aménageurs pour maximiser la sécurisation d’un lieu – c’est du moins la promesse de cette théorie, dont la mise en pratique s’avère toutefois bien plus nuancée.

defensible space

Cette théorie est évidemment particulièrement contestable – et d’ailleurs de plus en plus contestée – mais ce ne sera pas la question ici. Son intérêt est en effet de formuler des recommandations suffisamment puissantes, sur le plan purement conceptuel, pour irriguer d’autres secteurs disciplinaires partageant des spatialités proches ou similaires. Le football, territoire géographique à part entière, est évidemment directement concerné.

La gestion défensive de l’espace footballistique est évidemment l’une des priorités d’un entraîneur, parfois même devant l’animation offensive – celle-ci pouvant davantage se reposer sur quelques individualités. De ce fait, les préceptes d’Oscar Newman peuvent légitimement trouver un écho footballistique. On parlera alors de « défensibilité » pour désigner la capacité d’une équipe à maximiser les caractéristiques défensives de son espace de jeu. Les cinq recommandations majeures précédemment évoquées pourraient ainsi se reformuler de manière très concrète dans le football. Notons qu’il s’agit, pour plusieurs d’entre elles, de consignes déjà existantes au plus haut niveau. Notre ambition n’est ici que de proposer des angles conceptuels permettant d’optimiser leur efficience.

1. Territorialité : sacraliser les espaces menacés

« La propriété de chacun doit être considérée comme sacrée » : en football, cet adage pourrait parfaitement s’appliquer à la zone que doivent couvrir les joueurs, et plus particulièrement les défenseurs – sans oublier le gardien. Cette sacralisation d’une portion du terrain existe d’ailleurs à l’heure actuelle, mais ne concerne que la surface. On la ressent par exemple dans les chahuts que peuvent occasionner une agression contre un gardien… Malheureusement, cette notion devrait s’étendre à toutes les portions du terrain, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.

Il revient alors à l’entraîneur d’insuffler ce discours dans les consciences des joueurs, par son charisme évidemment, mais aussi à travers diverses consignes tactiques particulièrement strictes. Supposons, par exemple, qu’une équipe constate que son côté gauche s’avère particulièrement menacée par l’ailier adverse ; il appartiendra aux joueurs de défendre envers et contre tout ce couloir, en décalant de quelques mètres l’ensemble du bloc-équipe vers la gauche, et en autorisant les joueurs de l’axe à décrocher si l’ailier et le latéral se trouvent débordés.

Autrement dit, la notion de territorialité doit induire, chez les joueurs, une optimisation rigoureuse de la défense accordée aux espaces les plus menacés (d’une partie du terrain, ou de la totalité si les joueurs ont les capacités d’endurance pour réaliser un tel exploit).

NB : une autre acception pourrait restreindre cette notion aux matchs à domicile. Il n’est ainsi par rare de voir des sportifs (au-delà du seul football) défendre les couleurs de « leur » terrain avec une exigence maximisée. On préférera toutefois la première définition, plus restreinte mais qui s’appuie sur de véritables prérogatives tactiques.

2. Surveillance naturelle : répartir les consignes vocales

« Les habitants doivent avoir une vision dégagée de l’espace extérieur » : si le concept urbanistique s’applique à la seule visibilité, sa reformulation footballistique s’appliquera davantage à l’ouïe. Il est fréquent que les joueurs se parlent sur le terrain. Toutefois, pour des raisons de commodités mais aussi de hiérarchie des rôles, cette tâche défensive incombe souvent à un nombre restreint de joueurs (par exemple un défenseur axial pour sa ligne, et un ou deux milieux pour les autres joueurs).

La surveillance naturelle concerne pourtant l’ensemble des joueurs, attaquants y compris. On y ajoutera même le staff (plus ou moins habitué à ces replacements verbaux), mais aussi le banc des remplaçants (trop souvent passifs), voire même les supporters lorsqu’une équipe joue à domicile. La surveillance naturelle se définira alors comme une responsabilité, confiée à tous les joueurs, d’avertir ses partenaires lorsqu’un mouvement adverse est en préparation. Il s’agira, pour le dire très concrètement, d’impliquer l’ensemble des membres de l’équipe dans les tâches vocales permettant de mieux prévenir les offensives adverses.

Celle-ci peut d’ailleurs se corréler à la notion de territorialité. Pour reprendre l’exemple précédent, un attaquant axial aura pour mission prioritaire d’alerter son ailier gauche s’il suspecte un lancement de jeu vers ce couloir par le gardien adverse. Ainsi, les joueurs de son équipe n’auront pas à attendre que le mouvement ait effectivement démarré (c’est-à-dire que le ballon soit dans les pieds du latéral ou de l’ailier correspondant) pour envisager un décalage et/ou un pressing immédiat vers les quatre à cinq joueurs directement concernés par ce lancement de jeu : latéral et ailier, mais aussi milieux de terrains ou attaquants correspondants. De ce fait, il n’est plus nécessaire « d’attendre » que le préposé aux consignes vocales organise la coordination défensive : celle-ci peut maintenant démarrer dès le lancement de l’offensive adverse.

3. Image : homogénéiser les morphologies sécurisantes

« Le bâti lui-même doit conférer un sentiment de sécurité » : cette recommandation s’avère plus difficile à reformuler. Il s’agit en effet, urbanistiquement parlant, de confier un aspect sécuritaire à l’environnement physique ; en football, cette imaginaire menaçant s’incarne par exemple dans la culture « ultra » des supporters, qui jouent un rôle évident pour impressionner l’adversaire (voire nuire à sa surveillance naturelle en faisant trop de bruit pour que les consignes défensives de l’adversaire puissent porter loin, par exemple).

A cette dimension d’ordre psychologique pourraient s’ajouter les caractéristiques physiologiques des joueurs. Des joueurs à fort gabarit, s’ils ne font pas gagner les matchs, ont toutefois une influence directe sur la capacité d’une équipe à récupérer les ballons au détriment des joueurs plus graciles. Ils en payent bien évidemment le prix (vitesse et agilité moindres), d’où la nécessité d’équilibrer les compositions avec une certaine justesse.

On s’inspirera par exemple du football américain, où les dizaines « d’escouades » qui composent une équipe sont composées au kilogramme près (on exagère à peine) en fonction des situations rencontrées. Très schématiquement, un coach choisira par exemple une escouade composée de joueurs plus fins pour contrer un jeu de passes, et des joueurs plus lourds pour contrer un jeu de courses.

En appliquant ceci au football, il peut être intéressant d’équilibrer plus finement les équilibres physiologiques de ses joueurs, notamment dans leur répartition plus ou moins homogène sur le terrain. A l’heure actuelle, on cantonne encore les joueurs plus imposants aux tâches ingrates (défenseurs et attaquants pivots), les joueurs plus agiles étant alloués aux compétences plus techniques (passes, créativité, etc.) En France, l’affaire des « quotas » en fut la parfaite caricature… Des joueurs tels que Mascherano ont pourtant prouvé qu’il était possible d’être un grand défenseur sans en avoir la carrure. De même, des attaquants comme Crouch ou Ibrahimovic ont largement démontré la non-corrélation entre gabarit et compétences techniques.

Notons toutefois que le football s’avère moins dépendant de la morphologie des joueurs que le football américain ou le rugby, et ces considérations sont donc à prendre avec une certaine distance. Enfin, précisons que la violence pure peut avoir d’importantes conséquences sur la mentalité de l’adversaire. Avec des risques de cartons évidents, toutefois…

4. Milieu : miser sur l’influence des joueurs offensifs

« La sécurité doit aussi se traduire dans l’environnement du quartier » : là encore, la première analogie possible serait relative à l’ambiance des matchs, et donc au rôle de ce fameux « 12e homme » que jouent les supporters. On préférera, une nouvelle fois, trouver une analogie tactique en appliquant la notion « d’influence » à l’organisation défensive d’une équipe.

L’influence, telle que nous l’entendons, pourrait se définir comme la capacité d’un joueur à peser sur une action, notamment par sa capacité à attirer vers lui les défenses, ouvrant les espaces à ses coéquipiers. Ceci vaut à l’origine pour les tâches offensives, mais peut très bien s’appliquer à la défensibilité d’une équipe. Ainsi, certains joueurs peuvent avoir une influence directe sur la solidité des lignes arrières, soit en apportant un supériorité numérique (plus classique), soit au contraire en « emportant » avec eux un milieu ou un attaquant adverse afin de l’éloigner des zones dangereuses. Nous ne reviendrons ici que sur la seconde partie, la première ayant été abondamment commentée.

Prenons le cas d’un joueur tel que Pirlo. Celui-ci exerce une forte polarité sur les joueurs adverses, qui mettront souvent un ou deux joueurs au marquage individuel. Lors du match entre le Real Madrid et la Juventus, en octobre 2013, ce rôle a par exemple été confié à Karim Benzema – non sans un certain succès. Certes, Pirlo a été considérablement gêné dans son rôle de regista, mais il a dans le même temps neutralisé tout le potentiel de Benzema.

Les joueurs de ce calibre, compte-tenu de leurs compétences pour échapper au pressing, permettent ainsi d’éloigner par leurs courses le ou les joueurs au marquage. De ce fait, leurs courses peuvent très concrètement aider à réduire le nombre d’adversaires à surveiller. Cela implique, pour les joueurs concernés, de bien décrypter le type de marquage qu’ils subissent. Pour reprendre l’exemple précédent, il s’agira pour Pirlo de comprendre jusqu’à quel niveau distance il pourra « emporter » Benzema, et de savoir à quel endroit du terrain celui-ci arrêtera de le marquer à la culotte. Il appartiendra alors au coach de proposer des consignes permettant de tirer partie de cette influence en modifiant la structure défensive de l’équipe (par exemple en passant à trois défenseurs au lieu de quatre une fois la menace « Benzema » durablement neutralisée)

On pourra là aussi trouver une analogie avec le football américain, où l’une des responsabilités les plus complexes des quarterbacks est de comprendre presque instantanément le type de couverture défensive auquel ils ont affaire, et de modifier en fonction les lancements de jeu demandés à ses partenaires.

5. Zones adjacentes : préserver la rigueur tactique

« Les habitants doivent pouvoir exercer une surveillance des quartiers adjacents » : on retrouve enfin, dans cette notion de zones adjacentes, l’évident adage qui veut que ne peut décemment pas défendre seul. Plus que tout autre tâche footballistique, la défense implique ainsi l’ensemble des joueurs dans ce qui s’apparente à une chorégraphie millimétrée (« Ce Milan, c’était un poème. Cette science du pressing, de la réduction des espaces… Je voulais écouter la parole de l’architecte de cette merveille », dira ainsi Ricardo La Volpe à propos d’Arrigo Sacchi, inventeur du pressing moderne – SoFoot #109)

Ceci vaut pour toutes les tâches défensives : pressing, duels, hors-jeu, protection des tirs de loin, etc. La clé réside dans la capacité des défenseurs à réduire en permanence les espaces alloués aux joueurs adverses. Par corollaire, cela suppose de maintenir, tout au long du match, la juste distance entre les joueurs d’une même équipe, leur permettant de couvrir tout le terrain tout en limitant les vides existants.

La notion d’adjacence désignera donc la capacité d’une équipe à maintenir la rigueur de son organisation défensive, quelles que soient les situations du match, en termes de distance entre les défenseurs. Il est par exemple fréquent qu’un défenseur « sorte de sa ligne » pour partir au pressing, sans que ses collègues ne compensent son déplacement en comblant le vide qu’il laisse derrière lui. C’est précisément cela qu’il s’agit de corriger. Les défenseurs les plus proches doivent être en mesure d’anticiper cette course en effectuant un léger replacement, de quelques mètres à peine, permettant de préserver la distance moyenne qui les lie entre eux. Afin d’améliorer la qualité et l’effet d’une telle mécanique – particulièrement complexe à réaliser dans le feu de l’action -, on tentera d’imaginer certaines formes d’entraînement permettant « d’inculquer l’harmonie » et le respect de la structure défensive.

Conclusions liminaires

Ces recommandations ne sont évidemment pas exhaustives ; elles n’ont qu’une modeste vocation créative, afin de susciter les discussions quant aux moyens d’améliorer les compétences défensives d’une équipe, par petites touches ou en profondeur. Elles servent aussi, plus globalement, à poser la question du concept même de « défensibilité ». Car celle-ci reste encore mal définie dans le football contemporain, davantage focalisé sur la préparation et l’animation des schémas offensifs, contrairement à d’autres périodes plus propices à ces réflexions (le pressing d’Arrigo Sacchi en est un bel exemple).

La défensibilité mériterait pourtant qu’on lui consacre un travail plus intense. Il importe en effet de pouvoir en comprendre l’ensemble des mécaniques, autant physiques que psychologiques, en termes spatiaux et temporels, afin de pouvoir la mesurer, la conceptualiser, la pratiquer et finalement l’optimiser. Ce sera, c’est du moins notre profonde conviction, le plus grand chantier footballistique des années à venir.

2 commentaires

  • A noter que l’expression « defensible space » désigne aussi une méthode de prévention anti-incendie, par exemple des maisons situées en territoire forestier. Les analogies avec le football seraient, là encore, nombreuses et enrichissantes.
    http://en.wikipedia.org/wiki/Defensible_space_(fire_control)

  • « d’où la nécessité d’équilibrer les compositions avec une certaine justesse » « les escouades au foot US » Et si on donnait plus de munitions humaines donc plus d’alternatives tactiques à l’entraîneur de football ? C’est ce que réclamait Fred Antonetti un jour dans le magazine VESTIAIRES… Je le cite : « Est-ce qu’on n’assisterait pas à plus de rebondissements si le règlement permettait de changer 3 joueurs à la mi-temps et 3 autres dans le cours du jeu. On aurait alors droit à de véritables batailles tactiques à l’entame de la 2ème période. On augmenterait aussi la qualité du spectacle ». Pourquoi pas ?

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