Dugarry contre van Gaal : une rétro-sociologie de la stat dans le vestiaire

Le 4 août 2015 - Par qui vous parle de , Tags : , ,

Petite citation dénichée dans « Dugarry l’insoumis », un livre d’entretiens avec l’attaquant français, publié quelques mois avant la Coupe du Monde 2002. On y décèle foultitude d’éléments sur l’usage des données statistiques dans l’enceinte d’un vestiaire, que nous analyserons une à une par la suite. L’anecdote ici relatée remonte à l’éphémère passage de Duga’ au Barça, en 1997. Le Français partira au mercato d’hiver pour rejoindre l’OM, et les stats semblent en grande partie responsables de son mécontentement… comme en atteste cette réaction épidermique au moment d’évoquer son coach de l’époque :

Tous les lendemains de match, nous avions une réunion pour analyser le match. Tout l’effectif. Van Gaal arrivait avec ses fiches. Il disait : « Untel : passes réussies, ballons perdus, etc., etc. » Des chiffres, des chiffres… Ridicule ! Stoitchkov, dans ce match, il avait joué vingt minutes et van Gaal le démolit méticuleusement. Puis vient mon tour. Et là, il me descend, il me tue. Tu vois, j’ai joué dix minutes et il me tue. […] Bref : « Ballons perdus, têtes, passes du droit, etc. » Et il ajoute : « Comme ça, je sais au moins que pour l’avenir tu n’es pas capable de rentrer en cours de match… »

Je n’ai pas fait un match, mais il m’explique que je ne suis pas prêt comme titulaire, que je ne suis même pas capable d’entrer en cours de match ! Dans ces conditions, je fais quoi ? […] Je n’en pouvais plus de ces réunions, de son cinéma pseudo-scientifique. Alors je me suis levé du banc et j’ai commencé à lui demander : « Pour qui tu te prends avec tes chiffres ? »

A en croire Dugarry, son départ pour Marseille, quelques mois plus tard, serait directement lié à cette « mutinerie » contre l’autoritaire Louis van Gaal. Ce qui lui confère un poids d’autant plus intéressant, et en fait un insight de choix pour comprendre les statistiques et leurs évolutions au cours des dernières décennies. Tout est en effet parfait dans ce verbatim, qui méritait donc un décryptage en bonne et due forme…

Christophe-Dugarry

1. Les « analytics », un phénomène moins récent qu’il n’y paraît

On notera d’abord que l’usage des statistiques dans le football, contrairement à ce que laisse penser l’effet de mode que l’on observe depuis quelques années à peine en France, est bien plus vieux qu’il n’y paraît. On pourrait croire, à en juger par la profusion d’articles et d’émissions sur le sujet, que les statistiques viennent de débarquer dans le paysage footballistique. Il n’en est évidemment rien, la différence étant que ces outils étaient à l’époque confidentiels et réservés aux sphères professionnelles. Pour rappel, la scène narrée par Dugarry remonte à 1997, et Louis van Gaal semblait déjà maîtriser à merveille les « analytics », pour utiliser un terme contemporain, c’est-à-dire l’utilisation des statistiques à des fins technico-tactiques. Il aura donc fallu près de vingt ans (!) pour que cet usage des statistiques se popularise suffisamment pour qu’on en parle dans les médias généralistes, illustrant les délais de diffusion des innovations footballistiques.

On remarquera au passage que les statistiques évoquées par Duga’ restent très proches de celles dont on dispose aujourd’hui (passes réussies, ballons touchés de la tête, etc.), ou plus précisément de celles qui sont le plus visibles dans la sphère médiatique. En réalité, les coachs actuels utilisent des statistiques bien plus poussées, notamment grâce aux algorithmes de « scoring » (les notations de performances, basées sur l’agrégation pondérée de certaines statistiques considérées comme déterminantes, nous aurons l’occasion d’y revenir à la rentrée). Mais ce sont les statistiques les plus basiques, celles que nous appelons de « deuxième génération », qui sont aujourd’hui utilisées dans les médias grand public ou spécialisés (blogs d’analyses tactiques, notamment). Cela permet donc de décrypter plus précisément l’état d’avancement actuel du secteur… et donc d’anticiper le moment où les statistiques de troisième ou quatrième génération, actuellement utilisées par les entraîneurs, perceront dans le grand public.

2. Les statistiques comme légitimation du pouvoir managérial 

Mais le plus intéressant dans ce verbatim réside dans ce qu’il dévoile des relations entraîneurs-joueurs au prisme des statistiques. Les propos de Dugarry montrent, de manière particulièrement explicite, l’usage que van Gaal en fait : les statistiques ne servent pas seulement à affiner sa tactique, mais aussi – et surtout ? – à légitimer ses choix. L’entraîneur néerlandais, connu pour être particulièrement directif (pour rester poli), fait des statistiques le prolongement de son autorité dans le vestiaire. Logique : les choix d’un humain sont perçus comme subjectifs, tandis que les chiffres possèdent l’aura de l’objectivité – ce que Dugarry réfutera en parlant de « pseudo-science » dans l’extrait précédent.

Notons que cette prétendue objectivité reste l’un des principaux biais des statistiques, encore aujourd’hui. « On fait dire ce que l’on veut aux chiffres », comme dit l’adage, et pourtant on continue à leur faire une confiance démesurée (voir aussi ici). En ce sens, Dugarry a peut-être eu raison de s’élever contre les méthodes de son coach… bien que cela l’ait précipité vers la sortie. Car s’attaquer à la statistique, ce n’est donc pas seulement s’attaquer à la figure du coach dont l’autorité reste humaine donc potentiellement réfutable : c’est s’attaquer à ce qui est présenté comme la vérité du jeu, et donc au jeu lui-même. Inévitablement, de ce duel, toujours le joueur sortira perdant :

En me levant, j’ai rompu avec la belle discipline… Avec la soumission. Sonny Anderson, qui était assis à côté de moi, avait enfoui sa tête entre ses mains. Je ne me souviens plus de l’attitude des autres joueurs. Mais personne n’a bronché…

Ironie de l’Histoire, Louis van Gaal a récemment fait parler les choux gras de la presse anglaise pour avoir asséné un rapport statistique aux journalistes qui remettaient en cause sa philosophie de jeu. A l’instar du cas Dugarry, la même utilisation des statistiques : non pas seulement pour effectuer des choix, mais aussi pour les faire valider a posteriori. Il y a quelque chose d’évidemment performatif dans cet usage des statistiques, dont van Gaal semble être l’un des maîtres incontestés.

3. Les statistiques comme élément de dialogue avec le vestiaire

Ce second point en amène un autre, davantage prospectif. On eut pu penser, en effet, que les statistiques permettraient aux joueurs d’établir un nouveau rapport de force vis-à-vis des entraîneurs, que l’on soit joueur ou journaliste. Au vu des exemples récents (van Gaal n’est évidemment pas un cas isolé), il faut bien admettre que les statistiques viennent surtout renforcer le pouvoir des staffs au détriment des joueurs, des supporters et des journalistes. Mais ce que souligne la citation de « l’insoumis », qui n’a pas pris une ride malgré les années qui nous en séparent, c’est le manque évident de dialogue dont fait preuve Louis van Gaal, en tous cas selon Dugarry :

Tu ne parles pas avec van Gaal ! Il croit qu’il a toujours raison. Le foot, il pense qu’il est le seul à en connaître les vérités. […] Il arrive, décide, tranche, sans rien expliquer. C’est terrible à vivre cette attitude d’arrogance froide. Van Gaal, il était comme cela : hautain, distant…

L’arrogance du Néerlandais est ici renforcée par son utilisation péremptoire des statistiques, évoquée à travers les deux cas précédents. En généralisant, elle illustre l’un des maux dont souffre la communication des statistiques actuellement perceptible, opposant d’un côté les « sachants » et de l’autre les néophytes. Bien que des tentatives de vulgarisation existent (on pensera, en France, au travail médiatique d’Opta, ou de la fameuse Data Room sur Canal+), celles-ci restent finalement assez superficielles au regard des méthodes d’analyses existant aujourd’hui. Difficile, en effet, de rendre digeste ou même compréhensibles les travaux de recherche actuels, par exemple sur les « expected goals », qui exigent un minimum de connaissances mathématiques. On comprend que le grand public reste assez hermétique à ce type de documentation, qui alourdiraient d’ailleurs inutilement le propos médiatique.

Néanmoins, et c’est là que le bât blesse, ces statistiques risquent de prendre un poids démesuré dans les années à venir. Ignorer leur fonctionnement, c’est d’une manière ou d’une autre laisser les entraîneurs renforcer leur pouvoir. Par corollaire, maîtriser ces nouvelles générations de données est un moyen pour les joueurs ou les journalistes de construire une nouvelle forme de dialogue avec les équipes managériales. « Knowledge is a weapon« , comme dit cet autre adage. Dans ce contexte, on ne peut qu’espérer que les « analytics » soient enseignées dans les centres de formation et les écoles de journalisme… Et ainsi, d’ici quelques années, les Dugarry de demain pourront faire leur carrière à Barcelone sans succomber aux chiffres assénés par un entraîneur peu amène.

1 commentaire

  • A mon sens il y a différents paramètres dont il faut tenir compte

    Le premier c’est qu’il y a un ensemble d’acteurs qui n’ont aucun intérêt à voir leurs données diffusées et circuler librement. Déjà parce qu’il s’agit d’une production effective (collecte, mise en forme etc…) de la part de boites qui se spécialisent dans ça. Il y a deux domaines distincts (même si les deux souhaitent développer le secteur d’activité du concurrent).
    Le premier est la collecte de stats dans le but d’une utilisation dans les médias, c’est le rôle d’OPTA qui ne s’occupe que des actions « avec ballon ». Le second concerne les données de tracking, les courses etc… par une compagnie comme PROZONE qui s’adresse en priorité aux clubs.

    Il n’y a pas de code secret au football, mais ni OPTA ni un groupe média n’a intérêt à diffuser des données trop explicites liées à (exemples) la qualité des occasions crées, typologie des buts encaissés etc… cela perturberait le fonctionnement de la machine médiatique. Deuxième phénomène probable, ça placerait OPTA comme un acteur nouveau capable d’influer à grande échelle et directement sur les transferts de joueurs. (et pas nécessairement positivement, les chiffres ne capturent pas tout ce qu’un joueur peut apporter à un collectif… !)

    Concernant les données de tracking, il semble assez facile de comprendre pourquoi les clubs ne souhaitent pas voir des données de courses, vitesse sur la place publique. Si on peut évaluer et donc savoir qu’un tel ailier est en mesure de produire X courses à haute intensité, cela ouvrirait un nouveau volet stratégique pour jouer sur le rapport de force en cours de rencontre par exemple.
    L’autre barrière concernait jusqu’il y a un mois l’interdiction d’équiper les joueurs de GPS en compétition. La FIFA a fait passer une note le mois dernier qui autorise leur utilisation (un tournant)
    http://sportsdiscovery.net/journal/2015/07/30/fifa-finally-permit-the-use-of-gps-in-competitive-football-what-is-the-way-forward/?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter

    Dans un second temps, les clubs de football (disposant de moyens financiers, on en revient au même débat de fond, celui que tu avais très justement évoqué dans un article concernant les inégalités dans le foot de haut niveau) se lancent tous dans des « data room » afin de pouvoir exploiter le volume de données auxquelles ils peuvent avoir accès (notamment via des abonnements couteux aux firmes mentionnées). Cela passe par la recherche d’analystes pertinents, capables d’exploiter et rendre intelligible la donnée. C’est ce vers quoi se dirigent les Lakers au basket par exemple :
    http://www.ocregister.com/articles/operation-671640-coach-plan.html

    Le foot est un sport qui se joue à 11, à l’inverse du hockey par exemple, les stats type CORSI (points lorsque le joueur est sur la glace) ont moins de valeur stratégique du fait du plus grand nombre de joueurs (et plus faible nombre de points). Il y a bien entendu des analyses de second degré en croisant différent type de données de base, mais on a évidemment peu d’informations concernant l’avancement de ces travaux là.

    Le troisième paramètre tient à l’acceptation des stats parmi le grand public. J’ai le sentiment (pour le constater régulièrement sur le terrain) que le jeune public est tout à fait capable de visualiser et traiter un grand nombre d’informations d’un seul coup pour faire ressortir ce qui l’intéresse. L’exemple concret concerne les jeux de simulation type football manager, FIFA, PES etc… non seulement un volume important de données leur est accessible mais il s’agit d’une véritable demande/attente de leur part.

    C’est à mon sens où se situe l’enjeu à l’heure actuelle, il faut absolument conserver le lien avec le terrain afin de ne pas perdre l’essence du sport avec le développement d’un public qui ne verrait le football que sous le prisme d’une matrice de chiffres en mouvement. D’où l’intérêt capital des personnes capables de vulgariser et contextualiser ces chiffres.
    C’est nettement plus important que de se poser la question de savoir si quelqu’un parviendra à réduire un match de foot en une seule équation. C’est un fantasme qui me semble ne pas avoir lieu d’être

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